Le 20 septembre 2025, l’historien Julien Théry publiait dans un post Facebook sur son groupe « La Grande H. : Histoire & idées » la liste des 20 signataires d’une lettre ouverte à Emmanuel Macron publiée la veille dans Le Figaro. Ces personnalités (parmi lesquelles des acteur·ice·s comme Charlotte Gainsbourg ou Philippe Torreton, des comiques troupiers comme BHL ou Raphaël Enthoven…) demandaient d’exiger au préalable la libération de tous les otages retenus à Gaza et le démantèlement du Hamas.
Julien Théry relayait par sa publication une analyse parlant de « lettre de la honte » et l’introduisait par ces mots : « 20 génocidaires à boycotter en toute circonstance », suivis de la liste des signataires, qui avait été exposée publiquement dans la publication du Figaro.
Rien d’antisémite en réalité dans cette publication de Théry qui ne fait nullement mention de la judéité de certain·e·s signataires. Mais il est étonnant qu’un historien n’ait pas anticipé l’effet que pourrait susciter la publication d’une liste en majorité constituée de personnalités juives.
Sur le fond du propos, il est peut-être contestable aussi de qualifier de « génocidaires » des personnes tenant, certes, une position critiquable sur la reconnaissance de l’Etat palestinien mais n’appelant pas non plus à poursuivre le massacre de la population palestinienne. Le qualificatif peut paraître excessif. Toutefois, il est possible aussi de considérer que tergiverser avec des préalables sur la reconnaissance de l’Etat palestinien à l’heure où le génocide se poursuivait sans trêve revenait à fermer a minima les yeux sur celui-ci. L’autrice du post relayé par Théry, Sophie Tregan, affirmait d’ailleurs : « quand on conditionne la reconnaissance d’un État à la libération de 49 otages au mépris de la vie de plus de 1,5 million de personnes en proie à un génocide, c’est ni plus ni moins qu’une hiérarchisation des vies humaines selon leur origine ethnique, du suprémacisme. »
Qualifier de meurtriers des gens qu’on considère à tort ou à raison comme complices objectifs d’un meurtre est un classique du débat politique.
L’appel au boycott, dans ce cas d’espèce, est cela dit assez saugrenu : autant boycotter Israël et ses entreprises dans l’objectif d’obtenir l’arrêt du génocide à Gaza et de la colonisation en Cisjordanie peut avoir du sens, autant boycotter quelques personnalités françaises semble de peu d’intérêt. Pas sûr par exemple que les membres du groupe Facebook de Julien Théry soient des aficionados de BHL ou Enthoven. Par conséquent, ils n’ont rien à boycotter.
Julien Théry a un usage particulièrement intense des réseaux sociaux, principalement Facebook ou Twitter/X (qu’il a remplacé par Bluesky). Par exemple, pour la seule journée du 20 septembre 2025, il a posté pas moins de 14 fois sur son compte Facebook personnel en plus du relais de « la liste » postée dans son groupe Facebook. Un rythme si intense de publications laisse sans doute peu de place à l’anticipation, à la vérification des sources, au recul réflexif et à la prise de précautions.
Beaucoup d’internautes usent de la même manière des réseaux sociaux qui sont calibrés pour susciter un usage compulsif et même addictif. Qu’un prof d’université politiquement engagé et exposé au public par sa collaboration à la chaîne Le Média TV s’y adonne de cette manière est sans doute imprudent, mais pas extraordinaire, même si l’on peut lui conseiller à l’avenir de poster des photos de chats mignons plutôt que des listes de Juifs « à boycotter ».
L’affaire aurait pu en rester là : avec 200 likes, 80 partages, et 306 commentaires, Théry avait obtenu une petite résonance dans sa communauté d’abonné·e·s, et énervé quelques ennemis politiques, pour le plus grand bonheur de Mark Zuckerberg et de ses clients avides d’engagement pour profiler les internautes et leur refourguer des publicités ciblées.
Mais deux mois plus tard, le 21 novembre, après que Théry avait cette fois publié sur le site Hors-Série un article reprenant une thèse controversée de son dernier ouvrage selon laquelle « l’antisémitisme de gauche » serait une « fake news », la LICRA donnait une autre dimension à l’affaire en publiant sur X une capture d’écran du post de Théry (sans mention de l’article relayé, donc laissant croire qu’il avait lui-même dressé une liste), présenté ainsi :
« On peut être professeur d’Histoire d’université, se croire progressiste, et faire des listes comme on en faisait sous l’Occupation. L’appel au boycott de personnes physiques, c’est de la provocation à la discrimination et à la violence. La Licra dénonce cette attitude ignominieuse et se tient à la disposition de chacune des personnes diffamées pour les assister en justice. »
Bien que Théry n’ait établi lui-même aucune liste, et n’ait en aucun cas sélectionné des Juifs pour les cibler en tant quel tels, bien qu’il n’ait marqué dans aucune de ses publications une quelconque complaisance avec la politique antisémite du régime de Vichy, la LICRA franchissait ainsi un point Godwin avec une allusion à l’Occupation, là où Théry ne faisait que critiquer les 20 personnalités sur leur position concernant la reconnaissance de l’Etat palestinien en 2025. Ce faisant, la LICRA contribuait à entretenir une criminalisation du soutien au peuple palestinien qui relève d’un véritable maccarthysme, nombre de syndicalistes et politiciens ayant ces dernières années été victimes de campagnes de haine et poursuivis abusivement en justice pour cette raison par des organisations soutenant le régime israélien d’extrême-droite. La LICRA sort de fait de sa mission antiraciste pour se faire l’instrument de la propagande pro-israélienne, se proposant même d’assister en justice des personnalités qui n’ont pas subi d’attaque à caractère raciste ou antisémite dans le cas évoqué, mais qui étaient critiquées pour leur manque de solidarité avec le peuple palestinien et leur absence de critique appuyée du colonialisme israélien. L’appel au boycott de Théry, aussi hors de propos qu’il ait été, ne constituait pas un appel à la violence : Charlotte Gainsbourg ne subira aucune atteinte physique si les lecteurs de Théry ne vont pas voir ses films, pas plus que Joann Sfar ne sera discriminé en tant que juif si des abonné·e·s de Théry n’achètent pas ses albums de bande dessinée. A la maladresse initiale de Théry, la LICRA répond donc par une outrance confusionniste qui ne peut que nuire à la lutte contre le véritable antisémitisme.
Quelques heures après que le compte X « Marcel Samba » avait déniché le 1er décembre un autre post problématique de Théry sur Facebook, l’UNI, syndicat d’extrême-droite, reprenait en effet la trouvaille à son compte et profitait de l’occasion pour réclamer des mesures contre Théry rebaptisé « antisémite notoire » :
Le même syndicat faf qui prétend ne rien vouloir laisser passer voyait pourtant ses membres strasbourgois laisser passer il y a peu des trucs de gros nazis, selon Médiapart :
« Josselin, ancien membre du syndicat, a été exclu à vie de l’université de Strasbourg pour un salut nazi, le 31 mars 2025. Ce même jour, le président de l’UNI Strasbourg, Samy Amokrane, a été exclu pendant un an pour avoir créé des photomontages antisémites et sexistes sur lesquels il se mettait en scène, de même que ses camarades du syndicat étudiant.
Et fin juillet 2025, c’est un ancien cadre du syndicat étudiant qui a été sanctionné. Vivien Boresy, étudiant en histoire, vice-président de l’UNI Strasbourg et attaché parlementaire de l’eurodéputée Rassemblement national (RN) Mathilde Androuët au moment des faits, a été exclu pour deux ans de tout établissement public d’enseignement supérieur. »
Deux jours plus tard, le 3 décembre, l’université Lyon 2 prononçait la suspension de l’historien en attendant de statuer sur d’éventuelles sanctions, donnant ainsi pleine satisfaction aux nazillons de l’UNI. Il n’est pas certain que la lutte contre l’antisémitisme y gagne quelque chose.
Pour autant, si la suspension semble abusive, le mème reposté par Théry en janvier 2024 et brandi par l’UNI puis abondamment relayé dans la presse est bien problématique, par les clichés antisémites qu’il met en avant : la métaphore d’Israël volant la Palestine est ici incarnée par un Juif identifié par une kippa aux couleurs d’Israël mais aussi par une énorme étoile jaune rappelant celle imposée aux Juifs par les nazis durant l’Occupation. On peut certes voir une indignation surjouée dans les réactions de ceux qui ont affirmé voir sur le personnage un nez crochu typique des clichés antisémites, mais il n’en reste pas moins que le cliché du « Juif voleur » identifié par l’étoile jaune est calamiteux, et qu’un historien n’ait pas immédiatement perçu le problème et ait relayé un tel visuel est au mieux le signe d’un singulier manque de discernement.
Théry, le jour-même de sa suspension, avait pris soin de rectifier le tir en contextualisant le mème (relayé quelques mois après que l’ambassadeur d’Israël avait lui-même exhibé l’étoile jaune de façon indécente à l’ONU), et en reconnaissant que c’était néanmoins une faute de l’avoir posté et de ne pas avoir perçu sur le moment son potentiel antisémite.
Le compte antifasciste libertaire « No Pasaran« , entre autres, a alors exhibé d’autres posts problématiques sur le compte Facebook de Théry ou dans son groupe « La Grande H ». Théry a en effet également relayé une photo d’une page de livre non identifié développant une métaphore de la colonisation sioniste en Palestine. Problème : ce texte (qui ne contient pas de propos antisémites) était en fait signé de Marc-Edouard Nabe, provocateur antisémite, homophobe et confusionniste. Théry a aussi relayé une vidéo d’un sketch au contenu pro-palestinien anodin, mais relayée à partir du compte Facebook de Paul-Eric Blanrue, auteur d’extrême-droite négationniste.
Pour couronner le tout, il est apparu que le groupe Facebook « La Grande H » n’était pas modéré depuis des mois et que des contenus antisémites (Soral, Garaudy…) y avaient été postés et y étaient restés longtemps.
Négliger de modérer un groupe Facebook de plus de 5000 membres avec des publications quotidiennes, relayer soi-même compulsivement des publications sans en vérifier la source ni songer aux effets possibles hors contexte de certaines images, c’est dans tous les cas particulièrement imprudent, mais quiconque connaît un peu l’histoire (ce qui est le cas de Théry, normalement), sait que certaines luttes peuvent être investies par des gens égarés politiquement, voire infiltrées par des fascistes. Un historien, tout médiéviste soit-il, qui a prétendu écrire sur l’antisémitisme moderne, devrait savoir que des antisémites obsessionnels comme Soral et Dieudonné ont tenté de préempter la cause palestinienne dans les années 2000, par exemple. Et devrait par conséquent être particulièrement vigilant lorsqu’il investit lui-même le champ de la lutte contre le colonialisme israélien, et s’interdire donc absolument de relayer le moindre sketch, texte ou visuel pro-palestinien sans vérifier d’où il vient. Travaillant également sur une webTV engagée à gauche et documentant quotidiennement la fusion du bloc bourgeois et de l’extrême-droite, Théry devrait aussi être sans illusion sur le maccarthysme ambiant dans un pays dont les élites réactionnaires et islamophobes sont obsédées par « le wokisme » ou « l’islamogauchisme », et se douter par conséquent que le moindre faux-pas sera utilisé contre lui.
Partant de là, il lui était encore possible de contrer la vague mccarthyste qui le frappe en reconnaissant sans détour qu’il avait été négligeant dans la modération de son groupe Facebook et inconséquent dans le relais de certaines publications, en affirmant clairement et publiquement qu’il avait relayé Nabe ou Blanrue sans le savoir, et en confirmant qu’il n’avait rien de commun avec eux.
Au lieu de quoi il a réagi en niant le problème, prétendant que les « cochonneries soraliennes » n’avaient été postées dans son groupe Facebook qu’après le 21 novembre par des trolls « anonymes » et aussitôt supprimées, ce qui a conduit illico « No Pasaran » à fournir les preuves que les « cochonneries soraliennes » y étaient en réalité depuis plusieurs mois.
Le « comité de soutien » de Théry, qui conteste légitimement sa suspension, a tout de même reconnu le 9 décembre qu’il était « regrettable » qu’une « demi-douzaine de posts exhumés par No Pasaran aient pu échapper à la vigilance des modérateurs » (sans dire aucun mot du fait de relayer du Nabe ou du Blanrue), mais au lieu de s’engager simplement à être plus vigilant à l’avenir, il a insisté lourdement sur le fait que ce compte « No Pasaran » était « anonyme ». Judith Bernard, responsable du site Hors-Série qui a publié le texte de Théry sur l’antisémitisme de gauche comme « fake news » et la tribune de son comité de soutien, a elle-même écrit sur Facebook ce texte pour le moins gênant :
« On observe au passage la méthode de nos adversaires, avançant masqués (la plupart des comptes relayant les calomnies sont tenus sous pseudo, cryptant l’identité de leurs auteurs), croyant pouvoir instruire le procès d’une âme jugée impure – alors qu’ils n’ont pas l’honnêteté minimale d’assumer leur combat en leur nom propre et à visage découvert, multipliant les assauts tendancieux basés sur des publications apocryphes… Sous cette fausse croisade au nom de la vertu s’opère une guerre méthodique contre des idées ; c’est l’antisionisme qu’ils veulent criminaliser, et la seule cause qui les mobilise en vérité n’est jamais avouée : c’est le sionisme contemporain, qui doit, pensent-ils, persister intact même lorsque sa dimension génocidaire explose aux yeux du monde. »
Il est plaisant que Judith Bernard, Julien Théry et le comité de soutien fantasment sur l’anonymat en 2025, alors que c’est une pratique courante sur internet depuis les années 1990 dans les milieux antifascistes (pour des raisons évidentes), et alors que le fascisme est déjà aux portes du pouvoir en France et a déjà même mis un pied dans la porte. Bien sûr, il y a parmi ceux qui attaquent Théry des gens qui ne sont pas des camarades, mais ce n’est pas le fruit d’un grand complot sioniste si Théry a laissé passer de la merde soralienne sur son groupe, l’a nié, puis s’est mangé les preuves du contraire en retour. Ce n’est pas Netanyahu ni le Mossad qui ont fait qu’il est tombé sur un post de Blanrue et s’est dit « ah ah, c’est drôle ça, je partage » sans regarder qui l’avait posté ni à quel compte il allait du même coup donner de la visibilité (car oui, relayer un post, même anodin, d’un négationniste sur un réseau social, c’est donner de la visibilité au compte de ce négationniste, et donc à ses autres contenus). Ce n’est pas la LICRA, aussi contestable soit sa ligne actuelle, qui a forcé Théry à relayer une page de Nabe sans même chercher à savoir qui avait écrit ça.
Nous n’entrerons pas ici dans les débats sur « le sionisme de gauche », « l’antisémitisme de gauche », etc. Ce sont des débats légitimes, possiblement douloureux, qu’on a peut-être intérêt à aborder avec l’idée que celui ou celle avec qui on est en désaccord n’est pas forcément un·e nazi·e ou un·e émissaire de Smotrich. Mais nous nous permettrons quelques remarques pour conclure :
— Quelqu’un qui a le tort de relayer quelque chose sans avoir vérifié la source n’est pas forcément en accord avec la source.
— Quelqu’un qui soutient la cause palestinienne n’est pas forcément antisémite.
— Quelqu’un qui est horrifié par les actes du Hamas n’est pas forcément partisan du génocide à Gaza.
— Quelqu’un qui utilise l’anonymat sur internet n’est pas forcément un agent du Mossad/FSB/CIA/DGSI…
— Si tu vois un mème avec une étoile jaune, tu peux éviter de le relayer, parce que c’est rarement très drôle, possiblement problématique, et que tu as sans doute moyen de dire la même chose autrement, ou même de ne rien dire du tout (parce que, tout bien considéré, tu n’es pas obligé de poster 20 fois par jour).
— Si un prof d’université relaie ponctuellement de la merde sur un réseau, ou se montre négligent, mais que rien dans son travail ne montre une intention suprémaciste, discriminatoire ou violente, il n’est peut-être pas nécessaire de le priver de son boulot et de priver ses élèves de son enseignement (Gollnisch, vrai antisémite, n’a été empêché d’enseigner à Lyon qu’à partir de 2005 alors qu’il sortait publiquement des dégueulasseries racistes et antisémites depuis les années 1970).
— Les fachos qui profitez de l’occase pour taper sur les antiracistes et ripoliner votre antisémitisme, on n’est pas dupe, on vous voit.
















