Dans Q comme complot, Comment les fantasmes de complot défendent le système, paru en 2022, Wu Ming 1, membre du collectif italien Wu Ming nous propose une passionnante étude de la généalogie et des ressorts de QAnon, ce mouvement né dans l’extrême-droite trumpiste qui a essaimé sur la planète à la faveur de la pandémie de COVID 19, et qui a contaminé jusqu’à d’éminentes personnalités de la gauche radicale française qui ont gobé à cette occasion les plus grossiers fantasmes de complot antivax.
Un passage du livre est particulièrement éclairant. Nous le reproduisons ici en invitant nos lecteurs et lectrices à aller lire le reste.
« Les idées d’un croyant en QAnon ou en d’autres fantasmes de complot étaient sans aucun doute irrationnelles dans leurs contenus, fondées sur des connexions absolument illogiques, mais la manière dont elles se formaient suivait des logiques précises. C’était le résultat de la façon de fonctionner de notre cerveau dans certaines conditions. (…)
En présence d’une stimulation, les fonctions du cerveau paléomammalien, et en particulier de l’amygdale, étaient les premières à entrer en jeu, puis venait le tour du cortex préfrontal. Ce dernier intervenait pour examnier les signaux d’alarme, réguler les émotions, nous faire raisonner. C’est sur cette base que le psychologue Daniel Kahneman avait introduit la distinction entre la pensée rapide du système limbique (émotionnel, impulsif, automatique) et la pensée lente du cortex préfrontal (analytique, prudent, contrôlé).
La pensée rapide nous avait permis de survivre en tant qu’espèce. Polidoro, dans son livre Il mondo sottosopra, écrivait : “Nos ancêtres qui vivaient dans la savane faisaient face aux lions, aux panthères et à d’autres menaces à leur survie, ils ne pouvaient pas se permettre de trop réfléchir. Il fallait décider vite si la silhouette sombre qu’on voyait dans les feuilles était un prédateur ou seulement un jeu d’ombre et de lumière : ne pas le faire pouvait signifier l’extinction. Il vaut donc toujours mieux fuir… plutôt que de s’arrêter pour vérifier.”
Sauf que le cerveau humain tendait aussi à fonctionner de cette manière dans un contexte très différent : la société capitaliste — complexe et en overdose d’informations — du XXIe siècle. Dans les moments de stress, de peur ou de colère, cela menait à commettre des erreurs, à prendre de mauvaises décisions ou à exprimer des jugements injustes avant que ne puisse intervenir la pensée lente. Nombre de préjugés ou biais qui conditionnaient nos vies découlaient de cela.
Ces dernières années, le court-circuit entre le flux continu et anxiogène des breaking news — très souvent bad news — et les algorithmes des réseaux sociaux qui poussaient à des réactions immédiates avait renforcé nos biais et avait non seulement accru la fréquence des erreurs, mais aussi accéléré leur propagation.
L’urgence COVID avait aggravé la situation. Avant les confinements, pour beaucoup d’entre nous, passer tout notre temps éveillé en ligne aurait été impossible, voire inconcevable. Il y avait des limites, des poteaux bien enfoncés dans le terrain : le travail ou l’école, le sport, les êtres chers, la compagnie des amis, les relations à entretenir… A la fin de l’hiver 2020, l’urgence avait déterré ces poteaux et, pendant de longs mois, la réclusion domestique, le bombardement de mauvaises nouvelles et l’impérieuse logique des réseaux sociaux avaient titillé notre pensée rapide, nous incitant à hausser de plus en plus le ton et à faire des choix catégoriques sans prendre le temps de réfléchir un instant.
Que se passait-il dans le cerveau de quelqu’un qui cédait à un fantasme de complot, que se passait-il lorsqu’il glissait dans le terrier du lapin ? (…)
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