Contestation du Spectacle ou spectacle de la contestation ?

Sur internet et les réseaux sociaux, les pseudo-dissidents d’extrême-droite et autres adeptes de « ré-information » conspirationniste ont pour habitude d’ériger leurs médias mensongers favoris en alternative unique aux médias dits mainstream accusés de cacher les « vérités qui dérangent ».
S’il est vrai que le PPA (« Parti de la Presse et de l’Argent », comme le nommait sardoniquement feu le journal de critique des médias Plan B) offre aux spectateurs et aux lecteurs une information pour le moins sujette à critique (inféodation aux puissances financières et aux industriels propriétaires desdits médias, dépendance au financement par les subventions d’Etat et par la publicité, hégémonie de la doxa néolibérale, storytelling sensationnel tenant lieu d’investigation, inculture crasse des journalistes formés davantage au marketing qu’aux sciences humaines), s’il est vrai donc, que « les médias mentent », il n’en reste pas moins que leur audience même et leur allégeance à l’Etat ou à des groupes capitalistes qui ont besoin d’un minimum de crédibilité les empêchent d’aller trop loin dans la désinformation. Les plus grossiers mensonges d’Etat relayés par les médias aux ordres y sont donc généralement aussitôt remis en question. Songeons à la théorie du nuage radioactif s’arrêtant à la frontière après la catastrophe de Tchernobyl ou à celle des armes de destruction massive en Irak : on sera bien en peine de trouver un média mainstream qui n’ait pas, en fin de compte, donné écho à l’idée que la « version officielle » était mensongère. Même les attentats du 11 septembre 2001 (« mère de toutes les batailles » des conspirationnistes) ont donné l’occasion aux médias, dans leur soif de sensationnel, non seulement d’évoquer les « zones d’ombre » de la « version officielle », mais de relayer les théories conspirationnistes à ce sujet. Un site spécialisé dans l’élaboration de théories « alternatives » sur le 11 septembre se félicitait par exemple le 7 janvier 2014 que :

« Après Le Huffington PostFrance 3France 2Canal+, LCIFrance Info, Le Parisien, Le Nouvel Observateur, et quelques autres, c’est au tour d’Arte de faire connaitre au grand public plusieurs arguments qui devraient nous inciter à étudier plus en détail ce qu’on nous a dit sur les attentats du 11-Septembre. »

Les conspirationnistes s’érigeant en « dissidents » face aux médias mainstream évitent généralement de mentionner que leurs théories sont déjà partie du « système » qu’ils prétendent combattre, sans compter qu’elles sont de facto relayées par des stars médiatiques (Jean-Marie Bigard, Marion Cotillard, Matthieu Kassovitz…) et que le complot est devenu un ressort scénaristique incontournable dans les fictions télévisées par lesquelles s’offre aux consommateurs une certaine conception du monde paranoïaque, viriliste et pas franchement gauchiste.

Quant aux pseudo-dissidents antisémites comme Dieudonné ou Soral (friands également de théorie du complot, Le protocole des Sages de Sion n’étant jamais bien éloigné de leurs références), si le fait d’avoir été condamnés en justice pour leurs propos négationnistes et antisémites leur a valu d’être écartés des médias mainstream, il ne faut pas oublier qu’ils doivent leur notoriété à leur omniprésence sur les chaînes de télévision jusqu’à ce que leurs outrances ne soient allées trop loin, et l’on ne compte plus les cas de people surpris à faire la quenelle, signe de ralliement de Dieudonné et Soral. Les deux chefs du parti d’extrême extrême-droite « Réconciliation nationale » sont bien, avant tout, des hommes du Spectacle, par ailleurs à la tête d’un business prospère, comme quoi on peut être goy et aussi âpre au gain qu’une caricature antisémite du Juif. Soral n’a pas eu non plus à se plaindre de la promotion accordée au livre Dialogues désaccordés dans lequel Eric Naulleau lui passe les plats. Ce dernier, animateur vedette du petit écran, est aussi le comparse d’une autre star médiatique d’extrême-droite : Eric Zemmour (dont l’éviction d’une ou deux émissions ne l’a pas empêché de continuer à avoir ses entrées dans les médias pour vendre sa camelote réactionnaire).
Il ne faut pas oublier non plus que l’extrême-droite n’est en rien absente des organes de direction de certains médias mainstream. Patrick Buisson, le conseiller de Sarkozy, ancien dirigeant des journaux d’extrême-droite Minute et Valeurs Actuelles, a par exemple produit et animé des émissions sur LCI et dirigé la chaîne Histoire. Plus récemment, Street Press révélait que Guillaume Zeller, le nouveau directeur de l’information du groupe Canal +, et ancien directeur de la rédaction de D8 et de DirectMatin.fr, était un catholique traditionaliste invité régulier de l’antenne d’extrême-droite Radio Courtoisie et défenseur du général Aussaresses (tortionnaire lors de la guerre d’Algérie).

Enfin, il ne sera même pas nécessaire de retracer ici l’histoire de la dédiabolisation médiatique de Marine Le Pen tant il ne se passe pas une semaine sans qu’un journal fasse sa une sur elle ou qu’une chaîne de télé retransmette un de ses discours (ce qui a valu par exemple à la chaîne BFMTV d’être surnommée BFNTV sur les réseaux sociaux).

Bref, les idées d’extrême-droite ont pignon sur rue, elles sont très présentes dans le système spectaculaire-marchand auquel elles ne s’opposent qu’en apparence. La pseudo-dissidence ment donc lorsqu’elle prétend « ré-informer » via des sites complotistes : elle ne fait qu’y amplifier de façon plus outrancière, plus systématique et plus ouvertement raciste les inepties qui circulent déjà abondamment dans les médias mainstream. Pour quiconque souhaite obtenir un point de vue qui conteste vraiment ce Spectacle, il existe néanmoins d’autres médias, indépendants de l’Etat et des groupes capitalistes comme des annonceurs publicitaires, diffusant des analyses critiques de l’actualité et des informations sur les mouvements sociaux ou les expériences émancipatrices : les médias des organisations de gauche radicale ou libertaires, les médias des organisations syndicales de combat, les médias tels Médiapart, Le Monde Diplomatique, Arrêt sur images, Là-bas si j’y suis, Fakir… (liste non exhaustive et sujette elle-même à critiques en fonction de l’orientation idéologique du lecteur).

3 réflexions au sujet de « Contestation du Spectacle ou spectacle de la contestation ? »

  1. J’aime assez la fin de votre article notamment « […]les médias des organisations de gauche radicale ou libertaires, les médias des organisations syndicales de combat,[…]  »
    Selon vous les manipulations médiatiques ne peuvent elles venir que de la droite et de l’extrême droite ? Seulement du pouvoir capitaliste ? Le communisme, la sociale-démocratie sont donc les seuls porteurs de la parole vraie ? Aucune manipulation dans les médias alignés à gauche ? Aucune dans les médias libres auto-financés ?
    Ah… si vous pouviez avoir raison, que ce monde serait simple…

    1. Là n’est pas la question, en fait. Nous ne prétendons nullement que les médias de gauche auto-financés soient exempts par nature de toute velléité de manipulation. Il ne faut pas nous faire dire autre chose que ce que nous écrivons.
      Il se trouve juste que ces médias de gauche ne prétendent pas à la fausse objectivité des médias vecteurs de l’idéologie dominante ou des médias de pseudo-réinformation vecteurs de l’idéologie complotiste d’extrême-droite. Ils sont ouvertement orientés, ce qui laisse aux lecteurs ou spectateurs le loisir de faire la part des choses s’ils n’adhèrent pas à la même orientation politique et, pour les plus en vue, se réfèrent à une éthique à laquelle il est toujours possible de confronter les pratiques.

      Quoi qu’il en soit, les médias complotistes d’extrême-droite qui s’affichent comme seule alternative aux médias dominants mentent assurément : non seulement ils ne sont pas la seule alternative mais dans le fond, ils ne sont même pas réellement une alternative.

  2. Au final, tout média ment car tout média est nécessairement un miroir déformant des rapports vrais. Rien ne peut donc remplacer l’expérience directement vécue, la médiation s’interposant entre une cause et ses conséquences et empêchant un processus psychique et/ou physiologique d’aller à son terme par l’entremise de la morale ou de la critique qu’elle soit radicale ou non.

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