Après notre précédent article pointant la dérive de Franck Lepage, nous avions tout de même espoir que celui-ci revienne à la raison, d’autant qu’il avait semblé vouloir prendre du recul sur la crise sanitaire et cesser de relayer des idioties raoultiennes sur sa page Facebook. Mais le camarade Lepage vient de récidiver, et nous sommes au regret de constater qu’il nous brouille l’écoute.
Lepage aurait pu se justifier par la mise en avant d’une conception absolue de la liberté d’expression. Il aurait alors pu dire quelque chose comme : « qu’on soit d’accord ou pas avec lui, qu’on estime qu’il informe ou qu’il désinforme, j’estime que Mucchielli doit pouvoir être publié ». On se serait alors contenté de lui dire qu’il pousse le Chomsky un peu loin. Mais il fait quelque chose de plus pervers : tout en se défendant de prendre position sur le contenu du billet incriminé de Mucchielli, il en défend en réalité totalement l’auteur et le propos. On ne fait pas plus faux-cul. Ainsi, il présente Mucchielli comme « un rigoureux sociologue directeur de recherche au CNRS, rôdé à la méthodologie de recherche autant qu’à l’étude des chiffres et des sources », mais se garde bien de dire que ce qui est reproché à Mucchielli dans ce billet, c’est justement d’avoir ignoré toute méthodologie quant aux chiffres et d’avoir carrément menti en faisant passer des données brutes de pharmacovigilance pour des morts causées par la vaccination, alors même que l’ANSM précise bien que « le nombre de cas de décès hors COVID rapporté au nombre de cas de décès déclaré au système de pharmacovigilance français est très inférieur au nombre de cas attendu de décès dans la population correspondante ».
Lepage s’emploie ensuite à diviser le monde en 2 camps. D’un côté les macroniens, de l’autre les autres. Par cet artifice d’un campisme qui aurait fait honte même à Truman et Jdanov, il rejette ainsi quiconque ose critiquer Mucchielli et sa clique du côté de la macronie. Il dresse d’ailleurs une liste d’experts critiques de la « politique vaccinale à marche forcée »… qu’il se garde bien de nommer individuellement, mais on reconnaît facilement derrière « les prix Nobel de médecine » le sénile Montagnier désavoué par l’ensemble de la communauté scientifique pour les propos délirants qu’il tient depuis des années, et derrière les « directeurs d’instituts de virologie de huit cents salariés (excusez du peu) » le druide Raoult et son usine à gaz sarkozyste (l’IHU de Marseille). Sans oser le dire explicitement, mais en le disant tout de même, Lepage campe donc sur les positions anti-scientifiques et complotistes dont on espérait déjà il y a quelques mois qu’il se départirait. On lui signalera en passant que des gens comme Alexander Samuel ou Christian Lehmann… chacun à leur manière, dénoncent depuis des mois les mensonges de la complosphère et des Raoult, Fouché, Perronne, Montagnier, ou Henrion-Caude mais aussi ceux de Macron et ses sbires. Critiquer le gouvernement, nous le faisons abondamment (et il y a de quoi faire !), mais cela ne nous oblige en rien à gober les délires de fascistes, de charlatans et de gourous new age. On avait décidément connu Franck Lepage mieux inspiré en matière d’éducation populaire.
Ayant sans doute appris à compter avec Mucchielli, Lepage assène sans frémir que : « environ trente millions de Français refusent le principe de la vaccination ARN ». Pourtant, au 11 août 2021, plus de 45,5 millions de Français avaient déjà reçu au moins une dose de vaccin (près de 80% des plus de 12 ans !), ce qui fait que moins de 22 millions de Français seulement n’ont pas reçu de vaccin. Parmi ceux-ci, certains attendent de pouvoir trouver un rendez-vous. Qui peut dire qu’ils refusent tous la vaccination ARN ? Lepage aurait-il des talents de voyance ? Il faut dire qu’il prétend avoir pu lire les pensées de ces 22 millions de personnes qui en valent 30 car il sait que celles-ci « cherchent des appuis journalistiques de qualité » mais déplorent qu’elles « ne puissent désormais plus compter sur Mediapart qui les considère comme une masse de gogos abêtis par la complosphère ». Refuser d’héberger de la désinformation raoultienne (qui a immédiatement trouvé refuge sur le blog trumpiste fRance Soir, forcément), ce serait donc prendre les gens pour des gogos ? N’est-ce pas plutôt le rôle d’un média comme Médiapart que de vérifier ses sources et de ne pas laisser passer des mensonges factuels ? En réalité, la critique qu’on pourrait faire à Médiapart, c’est d’avoir attendu aussi tard pour supprimer un délire de Mucchielli, qui, depuis le début de la pandémie, et en dépit de ses travaux passés en sociologie, ne fait que désinformer. Contrairement à ce que dit Lepage, l’acte de Médiapart n’a rien d’une « position de classe ». A moins de considérer que les classes populaires doivent se voir servir des infos non vérifiées, des erreurs factuelles et des mensonges délibérés, les infos fiables étant réservées aux classes dominantes ? Tant d’années d’éducation populaire pour en arriver là ! Notons au passage que Laurent Mucchielli, fils d’un agrégé de philosophie, neuropsychiatre, (déjà) chercheur au CNRS et commandeur de la Légion d’Honneur, est plus un héritier qu’un prolétaire, si on veut absolument se pencher sur la classe sociale des protagonistes.
Il nous faudrait d’ailleurs un sociologue compétent (non, on ne s’adressera plus à Mucchielli, et pour autant, au risque de surprendre les campistes, pas davantage à la fondation Jean Jaurès) pour faire une analyse sociologique du public de Mucchielli, Fouché etc. Pas sûr qu’on y trouve tant de jeunes prolétaires que cela. Si les jeunes et les classes populaires sont moins vaccinés que les vieux et les bourgeois, est-ce vraiment par hostilité envers les vaccins à ARN ? Ou est-ce par ce qu’ils y ont moins eu accès ? Pour ce que nous avons pu en voir nous mêmes sur les réseaux que nous observons, en tout cas, les plus fervents adeptes des thèses de Mucchielli, Réinfocovid etc. sont surtout des boomers dotés d’un certain capital culturel mais peu habitués à faire le tri dans la masse de données d’internet (tri que les plus jeunes, peut-être moins émerveillés devant un outil avec lequel ils sont nés, font plus intuitivement).
Plus grave encore, à la fin de son texte, Franck Lepage nous assène une opinion aussi tranchée qu’incongrue sur les « technologies ARN/ADN, c’est à dire la possibilité octroyée au pouvoir, d’agir sur notre identité profonde à travers notre machinerie cellulaire : le coeur de nos identités livré à l’Etat ». On croirait entendre un prêche d’Alexandra Henrion-Caude ou autre grenouille de bénitier illuminée prétendant que les vaccins vont changer notre ADN, ce qui est bien évidemment faux (poil au Vélot).
Croire que « la science est toujours du côté du pouvoir » aide peut-être Lepage à justifier la confiance qu’il accorde à des charlatans, nonobstant le fait qu’il semble particulièrement impressionnable par les arguments d’autorité dans le champ scientifique (Mucchielli directeur de recherche au CNRS, ça lui en impose, de même que Montagnier prix Nobel ou Raoult à la tête de « 800 salariés, « excusez du peu », et on l’excusera d’autant mieux du peu si l’on compte le nombre de salariés encore plus important sur lequel règne le milliardaire Bernard Arnault qui a mis son groupe de presse au service du buzz raoultien). Mais son postulat est faux : la science est loin d’être toujours du côté du pouvoir. Les spécialistes ne cessent de critiquer les mesures du gouvernement, comme le fait de dispenser les vaccinés du port du masque en intérieur ou de programmer une 3ème dose de vaccin pour les personnes à risque (alors qu’une sur cinq n’a même pas reçu la première dose et que les pays du sud en manquent cruellement).
Mais laissons le mot de la fin à Franck Lepage : « L’éducation populaire est un exercice coopératif du doute. Encore faut il que le doute ait droit de cité. » Et donc donnons droit de cité au doute face aux charlatans, aux falsificateurs, aux gourous et autres désinformateurs dont le camarade Lepage gobe hélas les affirmations sans aucun recul pour peu qu’ils aient quelque titre symbolique et le confortent dans son campisme. En sciences, un quidam peut très bien démontrer des biais ou des trucages dans le travail d’un mandarin bardé de décorations. Une falsification commise par le plus grand génie reste une falsification.
Lepage nous annonce une prise de position officielle de l’équipe de L’ardeur au sujet de la politique sanitaire à la rentrée de septembre. Rien ne presse. Il serait peut-être même judicieux d’attendre encore un peu. Quelques années, par exemple. Le temps d’un changement de génération ?
Nous n’avons rien à redire au travail de Franck Lepage dans les domaines de l’éducation populaire, du décryptage de la langue de bois du capitalisme néolibéral, du soutien à la socialisation du salaire et à l’abolition de la propriété lucrative portées notamment par Bernard Friot… Bien qu’ayant plusieurs fois critiqué le dangereux confusionnisme d’Etienne Chouard, nous n’avions jamais jusqu’ici critiqué la proximité affichée par Franck Lepage avec l’as du parapente, du citoyennisme all inclusive, et des hurlements contre les « talibantifas » (en chœur avec des canailles comme le nazi demi-mondain Soral ou le visqueux nationaliste Asselineau). Lepage avait d’ailleurs naguère assuré le service minimum en expliquant à Saint Etienne que « Soral, c’est un piège ». On pouvait même comprendre que, sans cautionner son confusionnisme crasse, il conservât quelque indulgence amicale envers son pote de parapente. On avait même évité de commenter leur tournée commune de février 2020. C’est dire si nous avons voulu rester bienveillants.
Dans une émission du 25 novembre 2020 sur RT, Lepage ose effectivement demander à propos de la pandémie de coronavirus : « La question qui se pose, c’est : est-ce que les raisons de ce confinement sont bien celles qu’on nous dit ? Est-ce que ce sont des raisons sanitaires ? »
Ensuite, Lepage pointe les conséquences selon lui du confinement : l’économie à plat, « des gens qui se suicident », mais aussi « des cancers du sein chez des femmes qui doivent attendre 7 mois un dépistage ».
Pourtant, aucune hausse des suicides n’a réellement été observée depuis le confinement, selon Le Monde. Ce qui est à craindre, c’est plutôt une hausse des suicides dus aux conséquences à venir de la crise économique, dont le confinement est un facteur aggravant, bien sûr, mais qui pourrait être compensé par des mesures politiques et sociales, mesures qu’évidemment le gouvernement de droite de Macron ne prendra jamais assez, car cela nécessiterait une socialisation massive de l’économie. Mais pour le coup, ce n’est pas le confinement lui-même qui risque de causer des suicides, mais la politique néolibérale de Macron.
D’après Axel Kahn, le président de la Ligue contre le cancer interrogé par Europe 1 :
« Cette année, du fait de la crise sanitaire de la Covid, il y a un retard considérable dans le diagnostic des cancers en général, et plus particulièrement des cancers du sein. Durant cette période de confinement, sur les trois mois, il n’y a eu que la moitié des diagnostics de cancer auxquels on s’attendait (…) Par conséquent, alors que des retards de diagnostic de deux, trois mois ne doivent pas porter à conséquence normalement, on en est maintenant sans doute dans certains cas à des retards de cinq, six mois ».
C’est donc un vrai problème, certes, imputable au confinement. Cela dit, des hôpitaux ont aussi fait revenir des patientes dès le mois de juin pour compenser, et les retards de 7 mois ne sont peut-être pas une norme, contrairement à l’exemple catastrophiste brandi par Lepage.
Affirmer comme il l’ose que « le résultat du confinement est probablement plus grave que le covid lui-même » est donc pour le moins contestable.
S’ensuit une tirade sur la létalité et la mortalité du virus, qui, selon Lepage, n’aurait pas nécessité de confiner la population, car « 99,5% des gens guérissent ». Avec le même genre de logique, on pourrait dire par exemple que la deuxième guerre mondiale n’a tué que 2,5% de la population mondiale de l’époque et en conclure qu’il n’y avait vraiment pas de quoi en faire un plat. Quand on sait que 100% des gens finissent par mourir de quelque chose, qu’est-ce que c’est qu’une guerre qui ne tue que 2,5% d’entre eux ? Et qu’est-ce donc qu’un virus qui ne tue que 0,5% des malades ? Oui mais non. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la covid 19 a tué plus de 50000 personnes en France et près d’un million et demi dans le monde, malgré des mesures drastiques adoptées sur quasiment toute la planète (à des degrés divers), mesures sans lesquelles, n’en déplaise à Franck Lepage, le bilan aurait été beaucoup plus lourd. Une étude estime en outre que les morts de la covid 19 aux Etats-Unis auraient perdu en moyenne plus d’une décennie de durée de vie.
Par ailleurs, Franck Lepage prétend que les malades de la covid 19 qui guérissent « s’en sortent sans aucun problème ». Il néglige du coup l’ensemble des malades qui, certes, survivent à la maladie, mais non sans avoir connu des « problèmes », justement. Certains, même, gardent de graves séquelles. Des patients atteints de « covid long » luttent par exemple pour faire reconnaître ce qu’ils vivent. En Corée, une étude évoque des séquelles persistantes (fatigue, difficultés de concentration, troubles psychologiques ou neurologiques, perte du goût ou de l’odorat…) pour une proportion très importante de malades. Les séquelles pulmonaires (peut-être limitées) ou cardiaques sont toujours mal connues. Décidément, le camarade Lepage va vite en besogne, d’autant qu’il n’hésite pas, péremptoire, à conclure : « probablement que la raison du confinement n’est pas une raison sanitaire ».
Et bizarrement, Lepage s’appuie sur un argument qu’on pourrait tout aussi bien lui opposer : « ça se passe mondialement ». En effet, puisque le phénomène est mondial, l’explication la plus plausible du fait que nombre de pays, y compris ceux qui s’y refusaient le plus au départ (comme le Royaume-Uni), y compris des pays peu suspects de zèle capitaliste (comme Cuba), se soient résolus à des formes de confinement, au détriment de l’économie… n’est-elle pas que ce confinement a bien été jugé nécessaire pour des raisons sanitaires ? Sinon, quelles raisons pouvait bien avoir Boris Johnson de déplaire au patronat anglais ? Imagine-t-on un seul instant que Cuba ait confiné à nouveau La Havane durant le mois de septembre pour plaire à un capitalisme mondial qui lui mène la vie si dure depuis 1959 ?
Lepage, ne voyant pas la contradiction qu’il énonce lui-même, reste sourd aussi au contre-argument de Taddéi qui lui réplique qu’en France, il y a 20 millions de personnes à risque auxquelles le confinement a peut-être sauvé la vie.
« Y a pas d’études qui permettent de dire que le confinement ou même le masque auraient eu le moindre effet » affirme doctement Lepage. Mais c’est faux : il existe plusieurs études, sur l’homme et sur l’animal, à propos des masques. Aucune ne constitue une preuve irréfutable, certes, mais l’ensemble mis bout à bout constitue tout de même un large faisceau d’indices. Quant au confinement, son efficacité a également été montrée par plusieurs études, notamment une de l’Institut Pasteur.
Lepage se dit également surpris par « la rapidité » avec laquelle tout le monde a confiné. Là aussi, son affirmation est contredite par la réalité. On sait aujourd’hui par les confidences maladroites d’Agnès Buzyn que le gouvernement était alerté depuis janvier des risques de pandémie. L’OMS a déclaré l’état d’urgence de santé publique de portée internationale le 30 janvier 2020 puis a officialisé l’état de pandémie le 11 mars et préconisé des mesures pour éviter la saturation des systèmes hospitaliers. La France n’a alors appliqué aucune de ces mesures, et a tardé à confiner, laissant même se dérouler le 15 mars le premier tour des élections municipales alors que l’Italie avait déjà confiné le 9 mars et l’Espagne le 15. La France, elle, n’a confiné que le 17. L’Angleterre n’a confiné que le 24 mars, après avoir dû renoncer contrainte et forcée à la stratégie de l’immunité collective. Les Etats-Unis, actuellement en pleine 3ème vague, paient le prix de l’absence de mesure fédérale.
Lepage se met au niveau Bigard en glosant sur le fait qu’on a confiné les Côtes d’Armor alors qu’il n’y avait « qu’un cas ». Sophisme assez honteux, parce que bien évidemment, un cas décelé à un moment où on ne disposait pas de possibilités de dépistage massif, ça pouvait signifier de nombreux autres cas non détectés, et il s’agissait bien d’empêcher que des clusters se forment dans des régions encore pas trop touchées. Si on attend qu’il y ait des centaines ou des milliers de cas identifiés pour réagir, c’est trop tard. Ajoutons que la Nouvelle-Zélande n’a pas hésité, elle, à confiner partiellement sa capitale le 12 novembre pour un seul cas détecté. Ce n’est peut-être pas un hasard si ce pays est un de ceux qui ont su le mieux maîtriser l’épidémie. Les sarcasmes de Lepage sur les Côtes d’Armor tombent donc d’autant plus à plat. A un autre moment de l’émission, Lepage se laissera encore aller à ce genre de brève de comptoir en évoquant « des petits vieux qui conduisent avec leur masque », comme si le fait qu’un « petit vieux » oublie d’enlever son masque dans sa voiture avait une signification quant à l’utilité globale des masques.
Katia Lang, la partenaire de Lepage au sein du collectif L’Ardeur reste dans le même registre à propos du masque imposé aux enfants dès 6 ans : « qu’est-ce qui peut justifier ça ? » Lepage venait pourtant de concéder un « on n’est pas médecin » qui aurait pu l’inciter à la prudence. Certes, la question de la transmission du virus par les enfants fait débat dans la communauté scientifique, mais des études, notamment en Inde sur 85000 cas, peuvent justifier le principe de précaution. Katia Lang souligne aussi que les enfants ne peuvent porter le masque tout le temps : impossible pour le sport, à la cantine… On mesure bien l’impossibilité de conserver le masque en mangeant. Mais là aussi, il s’agit de comprendre qu’on est dans une logique de diminution des risques. Si on n’enlève son masque qu’à la cantine, on est moins exposé que si on n’en porte jamais. Tout le discours de Lepage et Lang sur « l’analyse systémique » ne vise en fin de compte qu’à nier les nombreuses données sanitaires pour construire la thèse d’un confinement qui n’aurait aucune justification sanitaire mais servirait un dessein secret : c’est ce qu’on appelle communément le complotisme, et on n’entend par là non pas l’épouvantail brandi par les défenseurs du pouvoir pour discréditer toute critique des mensonges du pouvoir, mais bel et bien un recours systématique et abusif à la thèse du complot comme facteur explicatif des événements.
On n’aura évidemment rien à redire sur la critique de la marchandisation et de la destruction des services publics effectuée par Lepage, et il est évident que les capitalistes et leurs valets gouvernementaux peuvent profiter de la pandémie pour avancer dans leur agenda néolibéral. Mais il va trop loin lorsqu’il affirme qu’il faut une « raison supérieure » pour faire accepter cela aux populations, et que cette raison supérieure, « c’est un coronavirus ». Cette formulation laisse entendre que la pandémie serait l’étape d’un plan. Les Illuminati reptiliens sataniques frappent déjà à la porte.
Alors que Taddéi, goguenard, fait mine de s’étonner de cette théorie du complot capitaliste derrière une pandémie qui oblige les gouvernements même les plus libéraux à soutenir l’économie et verser des allocations chômage, tandis que les échanges sont bloqués et que nombre de capitalistes perdent de l’argent, Lepage brandit la notion de « grand reset » qu’il attribue à Christine Lagarde. Les réseaux d’extrême-droite, notamment trumpistes, se sont beaucoup excités sur ce « great reset ». En réalité, c’est un ensemble de vœux pieux pour plus de coopération, une sorte d’actualisation du green washing par lequel le capitalisme mondialisé essaie de se présenter sous un jour progressiste plus sympathique face à la détresse des populations qu’il ne faudrait quand-même pas laisser s’adonner à une remise en cause structurelle du capitalisme. Rien de nouveau sous le soleil, et certainement pas un plan concerté pour résorber la surproduction capitaliste en éliminant les plus faibles au profit des plus forts, contrairement à ce que laisse entendre Lepage (« on va mettre toute l’économie par terre et on va repartir sur des bases différentes »), qui, ironie du sort, reprend ici à son compte une théorie par laquelle les fachos voient à l’œuvre un complot communiste anticapitaliste. Heureusement qu’il précise ensuite qu’il n’y a pas de « gouvernement mondial », et que « les capitalismes » sont en concurrence les uns avec les autres. Mais du coup, il contredit à nouveau lui-même sa propre théorie du confinement planétaire qui serait causé non par des raisons sanitaires mais par le « grand reset ». Des capitalismes concurrents n’auraient jamais pu se mettre d’accord de façon synchronisée pour confiner… à moins d’y avoir été contraints par… des raisons sanitaires, justement. Il faut dire que contrairement à la misère, qui ne touche que les pauvres, le coronavirus peut tuer aussi de vieux capitalistes. « La gouvernance mondiale » qu’invoque Lepage (plutôt qu’un « gouvernement mondial ») nécessiterait un accord secret des multinationales pour obliger les gouvernements à confiner de façon simultanée afin de pouvoir procéder à « la grande réinitialisation ». Mais « ça c’est pas du complotisme », essaie-t-il de nous rassurer. Ben si, quand-même un peu.
Comme le fait malicieusement remarquer Taddéi, la concentration du capitalisme n’a pourtant pas eu besoin du coronavirus pour s’accomplir, au détriment des bistrots, des petits commerces, etc. Il y a bien un effet d’aubaine du coronavirus, qui sert de prétexte à des licenciements par des grands groupes. Mais rien ne permet de dire que le confinement planétaire n’aurait aucune raison sanitaire et serait fait pour favoriser la concentration du Capital et la diminution de la masse salariale.
Philippe Merlant, quant à lui, nous explique après Lepage que la qualification de complotisme est une manière fâcheuse de défendre des « vérités officielles » et prend la défense du film Hold-up sans jamais mentionner que ce film est une œuvre de désinformation réalisée par un illuminé proche du catholicisme le plus réactionnaire. Pas une seconde il ne prend la peine d’en critiquer les thèses, ce qui éclaire du coup singulièrement les propos de Lepage sur la covid 19 et le confinement : dans la même émission, on aura entendu Lepage prétendre que le confinement est motivé par autre chose que des raisons sanitaires, citer le « great reset » et minimiser le danger du virus, puis on aura entendu son pote Merlant prendre la défense de Hold up, un documenteur dont la thèse résumée est : “le Forum économique mondial de Davos se sert de la Covid-19 (maladie qui serait causée par un virus fabriqué par l’homme) dans le cadre d’un “plan global pour soumettre l’humanité”, appelé le “Great Reset”, visant à exterminer les plus pauvres et contrôler le reste de l’humanité via des nanopuces injectées via les vaccins et connectées par la 5G ”.
On ne peut que rejoindre Merlant lorsqu’il affirme que « la confusion sert bien les intérêts des puissants, des dominants », mais il est à déplorer que son propre discours en soit une illustration. Ainsi, quand Lepage se moque du fait que les médias aient mis en avant la présence de groupuscules néonazis dans les manifs anti-masques de Berlin, sous prétexte de dévoiler un mensonge des « médias mainstream » (dont on se doute bien que lors de la couverture d’une manif, ils vont aller chercher le scabreux plutôt que l’inoffensif, car il leur faut bien alimenter le spectacle), il ne fait qu’ajouter de la confusion à la confusion, passant complètement à côté du fait que ces manifs allemandes ont été organisées par des groupes (Widerstand 2020, Querdenken 711…) extrêmement poreux avec le parti d’extrême-droite AFD et imprégnés par les thèmes diffusés par la mouvance Q Anon.
Par exemple, Bodo Schiffmann, un des médecins de l’ACU (groupement de médecins anti-confinement), et acteur des manifs anti-masques, a été publiquement défendu par l’AFD.
Il ne semble pas en être membre lui-même, mais il était déjà impliqué dans les manifs d’extrême-droite contre le confinement en mai 2020. Selon un journal allemand : « Avec ses thèses, Schiffmann est également extrêmement populaire parmi les théoriciens du complot corona. Entre autres choses, il a été invité à une interview de Ken Jebsen – un ancien présentateur de radio qui a diffusé toutes sortes de théories grossières et parfois antisémites sur YouTube depuis son expulsion de la RBB. Les vidéos de Schiffmann sont visionnées des centaines de milliers de fois. » Il fait plus illuminé new age que facho proprement dit, de prime abord, mais : « La métaphore du “corps du peuple”, sur laquelle se fonde Schiffmann, était un concept central de la théorie raciale national-socialiste. »
La devise de la manifestation de Berlin dont parle Franck Lepage, «Jour de la liberté», est également le titre d’un film de la réalisatrice nazie Leni Riefenstahl sur la conférence du parti d’Adolf Hitler NSDAP en 1935.
Selon la chaîne allemande ZDF, « “Widerstand 2020 est actuellement un réservoir diffus : les ennemis de la science rencontrent des théoriciens du complot, des populistes de droite et des opposants de gauche anti-vaccination”, déclare Quent, qui dirige l’Institut pour la démocratie et la société civile à Jena. Il a analysé la présence en ligne de l’organisation. “Le contenu est particulièrement populaire dans les cercles de droite et, dans certains cas, antisémites”. Dans un entretien avec le blog de droite PI News, le membre de l’AfD du Bundestag Hansjörg Müller a déclaré qu’il pouvait imaginer une coopération extra-parlementaire avec Wiederstand2020. “L’AfD tente de se faire l’avocat des manifestations”, estime le sociologue Quent. “Il reste à voir si Widerstand 2020 deviendra une concurrence pour l’AfD en 2020”, dit-il. »
Moment de gêne quand Lepage interpelle « la gauche institutionnelle », accusée d’être silencieuse, et particulièrement la FI, pour lui dire que « l’objet aujourd’hui n’est pas de réclamer la gratuité des masques, c’est de réclamer l’abolition des masques dans la rue ». Certes, aucune donnée scientifique ne plaide en faveur de l’efficacité du masque dans la rue en dehors des zones de grande promiscuité. Cependant, selon Libération, « une étude chinoise publiée sur le réseau JAMA a montré, par exemple, qu’on se touche moins le visage quand on porte le masque en continu. Or, le fait de porter des mains infectées à son nez, ses yeux ou sa bouche est un mode de transmission reconnu du virus. Les experts ont donc tendance à espérer que porter le masque dehors incitera les gens à le garder davantage en milieu clos, là où le risque est plus grand. » N’en déplaise à Lepage, le combat le plus urgent de la gauche est donc bien de réclamer la gratuité des masques et non l’abolition des masques dans la rue. Lutter contre les masques, c’est justement offrir sur un plateau au pouvoir de quoi disqualifier ses opposants comme complotistes. La confusion, décidément, est bien l’alliée du pouvoir.
Katia Lang, enfin, prend au pied de la lettre la propagande de Blanquer (« on est prêt ») pour y voir la preuve d’un plan caché en faveur de l’industrie du numérique. Alors qu’en réalité, les profs et les élèves ont pu mesurer lors du confinement et depuis lors que rien n’était prêt, justement, ni pour la « continuité pédagogique » à distance, ni pour l’accueil des élèves dans le respect du protocole sanitaire. Bien sûr, Blanquer et sa clique sont fascinés par le numérique auquel ils ne comprennent rien et prêts à offrir des contrats juteux à des prestataires privés (leurs copains) si ça peut leur permettre de dégraisser le mammouth et de se donner une image de modernistes, mais la pandémie les a complètement pris au dépourvu comme tout le monde et leurs discours sur la continuité pédagogique en distanciel avec le CNED s’est traduit en réalité sur le terrain par du démerdentiel : rien n’était prêt, rien ne fonctionnait, et une grande partie des élèves était dans l’incapacité de se connecter. Le distanciel n’a d’ailleurs pas du tout été favorisé lors du second confinement, où tout a été fait, au contraire, pour que les profs continuent à accueillir physiquement tous les élèves, en dépit de l’impossibilité d’appliquer le protocole sanitaire renforcé. Il a fallu que les enseignants se mettent en grève, utilisent le droit de retrait, et que des lycéens essaient de bloquer les lycées pour que le ministère concède enfin des aménagements.
Lepage avait déjà dérapé pas mal sur RT il y a quelques mois (« 400 morts par jour je sais pas ce que c’est »), et nous avait inquiété par des marques de soutien au charlatan Raoult durant l’été sur un célèbre réseau antisocial apprécié des boomers. Mais cette fois, avec ses deux acolytes, concluant sur « un petit virus qui ne fait pas tellement de morts », il semble vraiment avoir rejoint Chouard et son parapente aspirés par un castellanus confusionniste :
« Pour comprendre [Etienne Chouard], il faut comprendre comment il fait du parapente, tente d’expliquer Franck Lepage. Vous savez ce qu’est un castellanus ? C’est un nuage qui monte à huit kilomètres. Etienne est le seul mec que je connaisse qui y va volontairement et se fait aspirer là où l’oxygène commence à manquer. (…) Il a une absence totale de peur. »
Il est beaucoup question de refus de la « peur », chez les complotistes anti-masques. Mais face à un danger réel, la peur est une défense plus utile que le déni. Selon la psychanalyste Claude Halmos :
« Certaines craintes aujourd’hui peuvent évoquer des mécanismes phobiques : peur du gluten, des vaccins… Au-delà de la réalité, elles indiquent que les gens se sentent menacés. Et ils ont raison. Parce qu’ils sont vraiment menacés. Mais ils se trompent d’ennemi. Car le plus grand danger ne vient pas pour eux du gluten ou de la viande rouge mais de la crise économique qui peut, demain, en les privant de leur travail et de leurs revenus, porter gravement atteinte à leur vie. Or personne ne les aide à prendre conscience que c’est cela qu’ils craignent : les politiques et les médias sont, sur cette question, muets. Alors les gens restent en proie à une angoisse diffuse et, faute de pouvoir prendre conscience de sa véritable origine, ils l’accrochent sur des objets possibles. (…) À notre époque où l’éducation vacille, beaucoup d’enfants et d’adolescents manquent de repères parce que les adultes ne leur ont pas signifié clairement que certaines choses sont dangereuses. Et qu’en avoir peur (ce qui ne veut pas dire être terrorisé) est non seulement normal mais utile. Parce que la peur est un signal qui protège. Quand une jeune fille de 15 ans m’explique fièrement qu’elle prend seule, la nuit, le dernier RER pour rentrer dans une banlieue lointaine, je ne la félicite pas. Je lui explique que c’est dangereux… »
S’il veut vraiment faire une analyse systémique de la pandémie, dont le capitalisme essaiera évidemment de tirer avantage, Franck Lepage ferait bien de délaisser les élucubrations des Raoult, Perronne, Fouché & co et de s’appuyer sur des sources plus sérieuses, et nullement inféodées au capitalisme pharmaceutique, comme les analyses d’Alexander Samuel, gilet jaune et docteur en biologie moléculaire.